L'affaire Boudreau

L’affaire Boudreau: les procès (partie 3)

Tracy Boudreau, fixant le sol, lors de son procès  (source inconnue, gracieuseté de M. Eden)

Jusqu’à maintenant, on sait que le témoignage de François a mystérieusement changé lors de son interrogatoire, qu’il y a deux versions quant à l’emplacement de la voiture des comparses et que Tracy aurait eu l’ordre de quitter les lieux alors que l’agent Sirois avait démenti cette allégation. Revenons donc à ces irrégularités. Mon père et moi avons pris soin de les analyser du mieux qu’on peut puisqu’il nous faut faire des recherches sur le système judiciaire ainsi que les mœurs de l’époque.

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Procès du vol de bières, BAnQ Gaspé

Dans un premier temps, lors de l’enquête coroner, Tracy a dit ne pas avoir voulu faire de mal à M. Audet et ne pas avoir voulu se venger de quoique ce soit. On faisait alors référence à un vol à la Coopérative. Toutefois, un témoin aurait entendu Boudreau dire qu’Audet méritait son sort puisqu’il aurait témoigné contre lui dans une histoire de vol. Aux archives, on m’a donc sorti le seul et unique procès de Tracy avant le meurtre : un vol de caisses de bières ayant eu lieu le 14 décembre 1952 dans l’entrepôt de l’hôtelier Alban Leblanc. Ce vol s’était produit avec des complices. Le procès devait avoir lieu en mars 1953 mais fût ajourné un peu plus tard en avril. Le père de Tracy, Melvin Boudreau, avait dû payer 1 000$ de cautionnement pour son fils, moyennant un arrangement de remboursement via ses lots. Après lecture complète du procès, j’ai été surprise de voir qu’en aucun temps le nom d’Edgar Audet n’apparaissait. Non seulement le vol n’avait pas eu lieu à la Coopérative mais le défunt ne figurait pas dans les témoins non plus. Toutefois, une feuille parmi le dossier méritait d’être considérée: c’était un contrat avec Tracy Boudreau au sujet de l’ajournement de sa cause et ceci fût signé le 27 octobre 1952. Comme le vol de bières avait été fait en décembre, il était évident que cette feuille concernait un autre délit. J’ai demandé aux archives de Gaspé mais rien d’autre ne figurait à son nom. Comme cette cause devait être ajournée début octobre 1953, je me suis référée aux archives de Montréal et de Québec car Tracy était alors emprisonné en attente de son procès pour le meurtre d’Edgar Audet. Rien. J’ai tout compris lorsqu’un membre de la famille d’Edgar m’a raconté ce qu’elle avait appris à l’époque. En visite chez son frère, M. Audet avait raconté avoir eu du fil à retordre avec Tracy. Il lui aurait volé par deux fois des cigarettes. Edgar lui aurait donné la chance de travailler pour rembourser son dû mais il aurait récidivé une troisième fois. C’est là qu’il aurait contacté la police. Comme Edgar devait être seul lors de ce vol et que le procès devait avoir lieu après sa mort, tout cela a dû être annulé puisque l’unique témoin était décédé…

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Photo du portefeuille présenté en preuve, BAnQ Gaspé

Si on revient au soir du 23 juillet, lorsque Tracy était en route après son crime, il aurait lancé par la fenêtre de la voiture le portefeuille en cuir noir volé à la Coopérative. Chez les témoins, il y a si peu de souvenirs sur les échanges qu’ils ont eus dans l’auto mais tous se rappellent exactement où le portefeuille a été lancé. Tracy avait dit qu’il pourrait même les guider vers l’objet convoité. C’est Odina Boudreau (n’ayant pas de parenté avec le meurtrier, du moins selon la Cour et selon mes recherches) qui l’aurait trouvé le 24 juillet en allant travailler, près d’un restaurant à Maria. Interrogé par la Cour, il n’avait d’abord pas hésité à confirmer que le portefeuille présenté était bien celui qu’il avait trouvé. Toutefois, quand Lucien Grenier, avocat de la défense, l’avait questionné à son tour, sa conviction était devenue oscillante. Il était même allé jusqu’à dire : « Maintenant, « asteur », là, que je le vois, je pense que ce n’est pas le même ». Il s’en était évidemment suivi une série de questions pour éclairer le tout, mais en vain. Odina avait fini par dire que ces portefeuilles se ressemblant tous, il y avait de bonnes chances que ce soit le même.

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Photo du bois dans le quel le chèque aurait été retrouvé, BAnQ Gaspé

Plus curieux encore: Tracy avait volé deux chèques qu’un client, Ernest Cormier, avait donné à Edgar en guise de paiement sur des effets. John Willet avait affirmé avoir déchiré un de ces chèques en trois parties et les avoir lancés dans le bois, dans le bout de Cross-Point. Non seulement il a dit avoir indiqué aux agents DeGrâce et Blanchet où il avait lancé ce chèque mais il les aurait guidés vers l’endroit en question. Les policiers auraient été seuls dans le bois et auraient trouvé les trois parties de ce bout de papier. J’aimerais juste ici spécifier qu’on parle d’un chèque lancé dans le bois en pleine nuit du 23 juillet pour être retrouvé par deux policiers dans les alentours du 3 août suivant. Ce chèque déchiré fût lui aussi présenté en preuve.

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L’agent DeGrâce lors de l’arrestation de Tracy, Le Soleil, 8 août 1953, BAnQ

J’aimerais aussi souligner l’étrange impression que me laisse Me Édouard Dion, avocat de la poursuite (pour la Reine), durant l’enquête préliminaire via les notes sténographiques. Bien que je ne maîtrise pas ce domaine et qu’il appert que les avocats des parties adverses n’ont pas toujours ces phrases assassines que l’on peut voir dans les procès cinématographiques, je trouve étrange la cohésion que semble avoir les deux avocats lorsqu’il est temps de questionner l’enfant. Ils se relayaient dans les questions et celles-ci convoitaient les mêmes réponses. Tout au long, on dirait la même personne qui pose les questions. Or, c’est Me Dion aussi qui rappelle sèchement plus d’une fois au docteur Adrien Gauvreau de ne pas dire ce que l’enfant a dit. Il fait la même remarque lorsque le docteur vient pour raconter ses échanges avec les voisins s’étant présentés sur place cette nuit-là. En aucun temps un tel rappel n’a été fait sur tous les autres témoignages, notamment les centaines de pages où les comparses de Tracy racontent ce que ce dernier avait dit. Peut-être que je me trompe et je tiens d’ailleurs à rappeler que mon but n’est pas de « salir » des gens mais bien de faire la lumière sur cette sombre affaire.

Or, dans les notes disponibles, le docteur Gauvreau est le seul à avoir maintenu le témoignage de l’enfant. Pour des raisons que j’ignore, les deux voisins ayant parlé à l’enfant ce soir-là, ayant même assisté au décès de la victime, n’ont pas témoigné. (* MISE À JOUR: après vérification, le dossier concernant cette cause est incomplet.  Voir plus bas.)  Avec photos à l’appui et avec l’aide du pathologiste Dr Roussel, M. Gauvreau a expliqué en détails les blessures mortelles qu’avait subies Edgar Audet. Or, la crédibilité de ces photos auraient été mise en doute puisqu’elles auraient été prises environ 12 heures après le décès. Pourtant, Edgar avait subi des fractures au nez, à la joue, à la mâchoire ainsi que 4 fractures du crâne au niveau temporal, pariétal et frontal. À l’enquête du coroner, le docteur avait même dit qu’il avait senti ces fractures juste en prenant la tête de M. Audet afin de le redresser alors qu’il peinait à respirer à cause de la grande quantité de sang qui s’écoulait. Les quelques dernières lignes de ce dossier se terminent avec Adrien Gauvreau qui maintient que ces blessures ont été nécessairement faites avec un objet contondant avec lequel on ne pouvait que s’être acharné avec violence.

Pourtant, le 24 octobre 1953, Tracy Boudreau a été accusé de meurtre involontaire et a écopé d’une peine d’emprisonnement de 30 ans. J’en arrive donc à la plus grande irrégularité de cette histoire : le plumitif de Tracy que j’ai trouvé dans son procès pour le deuxième meurtre qu’il a commis sur sa conjointe, Yvette Saint-Onge, en septembre 1978. J’apprends que Boudreau est sorti de détention en juillet 1960. Il a donc purgé moins de 7 ans pour le meurtre d’Edgar Audet.

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Extrait du plumitif pénal de Boudreau, BAnQ Sept-Îles

J’avais trouvé quelques avis de saisies à son nom en 1971 mais j’étais loin de me douter que finalement, il était libre depuis plus d’une décennie avant ces encarts. C’était une liberté conditionnelle. Toutefois, sans vous faire la longue liste, Tracy a été arrêté pour vol, recel, déguisement dans le but de voler, voie de fait, conduite avec facultés affaiblies, conduite pendant la suspension de son permis et j’en passe. Finalement, il a tué sa conjointe un soir de 1978, alors qu’il restait dans un petit multiplex où les locataires semblaient tous se côtoyer. La femme de 34 ans avait subi 11 lacérations au visage et à la tête, avait perdu deux dents qu’on a retrouvées sur le sol et est décédée au bout de son sang. Les témoins, soit les amis de Tracy, avaient raconté qu’il était souvent agressif et très jaloux. Cette fois, Tracy ne s’était pas sauvé de la scène et avait d’abord tenté de faire croire aux policiers qu’Yvette était ivre et s’était cognée très fort le nez et la tête en tombant. En 1979, il a demandé à aller en appel parce qu’un dénommé Pierre Labbé s’était présenté chez son avocat pour faire des aveux. C’est en 1983 que le dossier fût fin prêt. Labbé avait raconté être l’ami de Roland Perreault, un des locataires de l’immeuble de la rue Cartier à Sept-Îles où le drame s’était déroulé. Il disait n’avoir jamais connu Tracy. Pourtant, il fréquentait le même immeuble et le même ami de ce dernier. Aussi, il résidait à un coin de rue de là. Il serait entré dans le logement ce soir-là et aurait vu Perreault en train de trainer le corps d’Yvette. À savoir pourquoi il revenait avec ces aveux aussi tardivement, il a raconté avoir rencontré le frère de Tracy. Lorsqu’on lui a rappelé qu’il avait pourtant dit ne pas connaitre Tracy, il a dit qu’il ne connaissait pas plus son frère mais qu’il l’avait croisé pendant qu’il faisait du vélo. Ce dernier lui aurait offert de venir prendre une bière chez lui. Quand on lui a demandé le nom du frère, il a dit ne pas le savoir, qu’il l’appelait Tracy, comme l’autre. C’est en discutant avec ce nouvel ami inconnu trouvé à bord d’un vélo qu’il aurait « allumé » que le frère de l’autre, emprisonné, serait le meurtrier d’Yvette alors que ce soir-là, il aurait aperçu son ami Roland avec la victime inerte. Il aurait alors, sous les conseils du frère de Tracy, contacté l’avocat. Non seulement ce témoignage était peu crédible mais en plus, il ne corroborait pas avec l’affidavit qu’il avait signé et qu’il n’avait pas lu car il était analphabète. Force est de constater que leur stratégie manquait sérieusement de peaufinage. Pierre Labbé avait déjà fait un long séjour en prison de 1962 à 1974 pour un double-meurtre commis sur une réserve indienne à Betsiamites. Il avait tué un homme et une femme à coups de ronds de poêle.

Je n’ai pas fini de chercher sur l’affaire Boudreau et j’en aurais beaucoup à raconter. J’espère vous revenir avec autre chose sur cette histoire qui me tient à cœur. Sans vouloir faire le pont entre celle-ci et l’affaire Coffin, je vais quand même vous revenir avec une petite (ou longue) liste d’intervenants dans l’affaire Coffin qui sont également reliés à l’histoire d’Edgar Audet. Puisqu’on parle du même été, dans la même région, je trouve qu’il est intéressant de faire des corrélations.

Et à toi François, brave petit gaillard, sache que j’ai rêvé la semaine passée que je t’emmenais avec mon fils dans les manèges de Wildwood. C’est te dire comment tu m’as marquée. Je tenais vos deux cornets en vous regardant crier dans la montagne russe. Je n’avais pas hâte de te ramener à la maison. Dans notre 2018 où quand un drame survient, on prend l’enfant à part pour l’entendre sans qu’il soit « contaminé » par l’adulte, je ne pouvais pas croire que je devais te ramener dans un décor en sépia ou même l’enfant le plus courageux devient un accessoire pour des adultes qui triomphent dans l’absurdité.

Mise à jour en date du 5 mai 2018: le dossier concernant la cause de la Reine vs Tracy Boudreau, portant le numéro 2857 ne contient pas tous les témoignages au procès.  Bien que le verdict de culpabilité en date du 24 octobre 1953 et plusieurs éléments du procès en fasse partie, les témoignages sont plutôt issus de l’enquête préliminaire ayant eu lieu le 18 août 1953.  Des subpoena avaient d’ailleurs été envoyés, entre autre à Lionel Landry pour témoigner à cette enquête mais après les témoignages de l’agent Sirois, de Maurice Hébert, de Pearl MacKenzie, de Janie McWhirter, de John Thorburn, de François Audet, d’Ernest Cormier, de Gertrude Audet, d’Odina Boudreau, de John Willett et du Dr Gauvreau, le juge Duguay avait mit un terme à l’enquête, déclarant la preuve close.  Je vais tenter de trouver les éléments manquant au dossier afin de m’assurer d’une plus grande exactitude.   Je vous y reviendrai.

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